Le gout des cendres P19

Il faisait aussi beaucoup d'efforts pour ne pas laisser penser à Zeke que sa présence le faisait souffrir. Il ne voulait pas lui donner ce plaisir. Depuis le temps que le mort était avec lui, il avait mis au point un arsenal de techniques pour le tenir en échec. Quand il ne pouvait pas recouvrir sa voix ou s'arrêter pour se calmer, il essayait d'abord de fixer son attention sur quelque chose de précis et ne pas s'en détourner. Ici, cependant, le paysage manquait cruellement d'intérêt. Partout, ce n'étaient que pierre, cendres et dunes grisâtres que le vent manquait d’emporter à chaque bourrasque. Martin avait interrogé un jour un homme qui était arrivé presque au bout du voyage. Celui-ci lui avait dit qu'aussi étrange que cela puisse paraître, il y avait des arbres dans les terres mortes. Et il ne s’agissait pas de coquilles desséchées aux branches rabougries, mais de troncs droits et fiers solidement campés dans le sol. Martin était curieux d'en voir un.
Cependant, après deux bonnes heures à scruter en vain la poussière grise, il dût se trouver une autre occupation. L'ennuie le gagnait, et avec lui la voix de Zeke. Il s'attacha alors à regarder ses compagnons de route. Toujours quelques pas devant les autres, Enguerrand menait la petite cohorte. Martin était étonné de voir à quel point il semblait savoir où il allait. Il ne déviait pas de sa route, consultant de temps en temps une fine boussole accrochée à son paquetage. D'après ce qu’il pouvait déduire de la position du soleil, Martin supposait que leur guide improvisé leur faisait prendre un chemin de biais qui les rapprochait doucement de la faille.
Un peu derrière, les trois femmes avaient cessé de discuté, mais avançaient d'un même pas en se tenant la main. Pluie souriait de toutes ses dents, envers et contre le paysage désolé autour deux. Même les rafales de vent qui leur projetaient sournoisement du sable dans les yeux ne semblaient pas la déranger. A côté d'elle, Bourrasque et Mésange paraissaient toutes deux graves. Le regard de cette dernière était perdu dans le vague. Elle bougeait de temps à autre les lèvres en fronçant les sourcils, comme pour essayer de faire apparaitre un souvenir caché  à la lisière de sa mémoire.
Martin essaya encore de détailler leurs vêtements, leur façon de marcher ou de balancer la tête en marchant, mais finit par se lasser. Après avoir cherché en vain un autre objet sur lequel focaliser ses pensées, il se mit finalement à compter ses pas. Ce n'était pas une des techniques qu’il utilisait quand il était encore à Nebel Tag, car il quittait rarement sa boutique, mais depuis qu’il avait entamé son périple, il s’était rendu compte que la méthode était assez efficace. Passant machinalement la langue sur ses lèvres gercées, il commença.