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Ivraie vit

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Rien dans la petite pièce n'avait changé, si ce n'était l'angle formé par les rayons du soleil en traversant les larges fenêtres. Malou n'avait pas bougé d'un muscle.
Les joues tendues telles des voiles au-dessus d'un gouffre béant. Les yeux cireux, brûlants, consumés par la rage. Les plaques de peau squameuse le long du cou, et les mains voraces, avides, presque désarticulées tant elles se contorsionnaient sur les accoudoirs du fauteuil.
Tous ces attributs étaient ceux de Malou. La terrible devinresse. La connaisseuse. L'échangeuse. Celle que l'on venait voir quand l'on était prêt à échanger sa vie même contre quelques instants de rêves, car elle était la seule à pouvoir redonner, pour quelques précieux instants, le goût de ce qui avait été ou ne serait jamais. Malou était toujours elle-même, et son corps restait fidèle à la manière dont elle l'avait façonnée.
De même que l'était la robe couverte de poussière, les bijoux accrochés à ses poignets comme autant de corps d'insectes morts, et la bouche rendue obscènement charnue par le maquillage au milieu de cette débâcle de la chair.  

Ivraie elle-même n'avait pas frémie. Elle se tenait toujours à côté du fauteuil des invités, juste hors d'atteinte des bras trop maigres de sa maîtresse. Pas une goutte de thé ne s'était échappée de la tasse qu'elle tenait sur son plateau. Elle était toujours aussi consciente de ses épaules pointues et de la nouvelle disposition de ses côtes, qui ne cessait de la prendre en défaut. Son esprit ne s'était pas non plus miraculeusement éclairci.
Pourtant, en cet instant de grâce, elle voyait Malou, peut- être pour la première fois, pour ce qu'elle était en réalité.

Un monstre.

Malou était une créature néfaste. Non pas une créature de mort. Ivraie avait appris avec le temps que la mort n'était pas à redoutée, et qu'une mort apaisée était peut-être la seule bénédiction à laquelle un être pouvait aspirer. Mais une créature exsudant la perversité, confite d'envie et d’égoïsme. Un gouffre se repaissant sans relâche de la substance de l'Autre.
Et tout cela, toute cette rage de désir, cette violence forcenée, venait justement du fait que Malou était un gouffre. A un point donné dans sa vie, à moins qu'elle soit née ainsi, tout comme Ivraie était née sans coeur, Malou s'était muée en cette vacuité forcenée.
Ivraie comprit cela en un éclair, tout comme elle comprit au même moment deux choses encore plus importante. La première était que Malou était impuissante. Pire, elle était pathétique du fait même de cette impuissante. Toute cette colère, cette peur, cette dévoration n'avaient plus aucune emprise sur Ivraie. Malou était désormais un serpent sans venin. Un enfant se rêvant destructeur de monde mais incapable d'avoir la moindre emprise sur son environnement immédiat.
La seconde chose qu'Ivraie comprit était plus douloureuse encore : elle ne pouvait pas tuer Malou. Reconnaître que Malou était née ainsi revenait à reconnaître qu'elle n'y pouvait rien, qu'elle n'était qu'une victime de la situation. De même, considérer que Malou était devenue cette créature ne pouvait être envisagé que si Ivraie acceptait l'idée que Malou n'avait peut-être pas désiré une telle transformation. Qu'elle était le fruit d'un accident. Ou bien que Malou était malade.
Tristement, banalement, malade.
Or s'il s'agissait d'une maladie, alors Malou n'était pas non plus responsable de son état, et Ivraie, du haut de ses certitudes, ne pouvait s'octroyer cette liberté suprême qui était de disposer de la vie d'un autre être. A l'heure de son triomphe, sa résolution vacillait.

Pourtant, elle n'en était que trop consciente, renoncer à tuer Malou revenait à accepter que celle-ci prenne possession de son corps.

Le moment passa.

Sans Ivraie pour les guider gentiment vers le sol, les rayons de soleil churent et se brisèrent. Le bruit sortit Malou de sa transe. Sa voix effilochée réclama la tasse de thé qu'Ivraie aurait déjà dû lui apporter. En ouvrant les yeux, elle la vit posée au sol, just hors de sa portée, les motifs du plateau qui la supportait rigoureusement alignés avec ceux du sol.
Elle appela, mais Ivraie n'était plus là.
Un an d'absence, voire plus. Mais je n'ai pas oublié... Entre temps j'ai fait beaucoup beaucoup de choses.
© 2016 - 2024 Parchemin
Comments1
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Oorigami's avatar
Tu commences bien 2016 :)

"Ivraie elle-même n'avait pas frémi(sans e)"
 "Ivraie avait appris avec le temps que la mort n'était pas à redoutER"