Complot

On avait beaucoup écrit, bien plus tard, sur les dissensions qui avaient pu exister entre les frères Karanov. De nombreuses études avaient en vain essayé de desceller dans leur enfance les raisons qui avaient pu mener à ce qu’on appelait désormais « Le drame d’Aberdeen ». Dans les faits, cela s’était passé comme cela : Goupil et Jehan étaient en train de boire une bière dans la salle commune de l’auberge quand Bartholomée était entré, aussi pressé qu’un boulet de canon, et s’était précipité vers eux.
« - Les gars, avait-il dit, j’en ai une bien bonne à vous apprendre. Le roi est mort.
- Enfin, avait répondu Jehan en levant son verre.
- Buvons donc à sa santé, avait ajouté Goupil en faisant signe à la serveuse de s’approcher ».
Bartholomée avait secoué la tête d’un air affligé, et congédié d’un geste la jeune femme qui avançait déjà vers la table, un pichet empli de bière à la main. «
- Vous ne comprenez pas, reprit-il. Le vieil homme n’a pas eu le temps de se désigner un successeur.
- Et alors ? Jehan lança un regard navré à son verre vide avant de reprendre. Les gens riront si l’un d’entre nous se présente. On est connu dans tous le royaume pour être les trois héritiers potentiels les plus inconséquents et indignes de toutes la création.
- Tout à fait vrai, acquiesça Goupil. Les frères Karanov, les trois lardons les plus inutiles engendrés dans la famille royale. Tout le monde sait cela. Ne laisses pas tes rêves de grandeur t’égarer, Bartholomée.
- C’est vous deux qui ne comprenez pas !
Bartholomée agrippa une chaise à la table voisine et l’attira à lui. Il se laissa tomber dessus, adressa un sourire vide à ses deux frères, et, d’un geste vif, saisit chacun d’entre eux par le col pour amener leurs têtes près de la sienne.
- C’est l’occasion rêvée de faire basculer la royauté dans notre lignée. J’ai un plan.
Et il se mit à murmurer. Si bas que même ses frères avaient du mal à l’entendre. C’était simple, un vrai jeu d’enfant. Comme dans une pièce de théâtre. Un frère revendiquerait le trône. Un autre le combattrait vaillamment et gagnerait. Hélas, son autre frère, qui le soutenait, mourrait dans la bataille. Le peuple, ému par une telle tragédie et reconnaissant d’avoir été sauvé, ferait roi le survivant. »
- Et comment on sait qui fait quel rôle ? , finit par gargouiller Goupil, tout en essayant désespérément de desserrer l’étreinte de son frère.
- J’ai pensé à tout, ricana Bartholomée ». Il longea la main dans sa poche et en sortit trois morceaux de paille de taille différente. Les désignant chacune à leur tour, il ajouta : « Celui qui tire la paille courte sera le frère qui se rebelle, celui qui tire la paille moyenne sera le frère sacrifié, et celui qui tire la paille longue sera le dernier d’entre nous à mourir, couvert d’honneurs et de femmes. Cela vous convient-il ? ». Une lueur folle luisait dans ses yeux.
Goupil et Jehan se regardèrent, puis, d’un même mouvement, ils saisirent chacun une paille dans le poing serré de leur frère.